-Parcelles d’Algérie après 1962-
par
Line
Meller
Photographies de Frédéric
Brenner
Passages
extraits de
l'Avant-Propos
Avril 1994.
On
m’a demandé récemment: “Comment se fait-il donc que des Juifs
soient restés en Algérie?”
Répondre:
“de la même façon qu’il se fait que des Français ne sont pas
partis” serait en même temps réaliste et incomplet.
Réaliste
puisque, français depuis le décret Crémieux, les Juifs d’Algérie
ont tout naturellement réagi comme la masse des “Pieds noirs”.
Les uns ont quitté le pays dans la panique de 1962, d’autres ont
mûri plus longuement cette décision, d’autres enfin sont restés.
Ce
fut, chez certains, une volonté positive, bien arrêtée, issue fréquemment
d’un engagement politique. Chez les autres une expectative, en
attente de conjonctures qui leur permettraient de ne pas voir réduit
à néant le fruit d’une vie de travail, boutique, appartement chèrement
acquis dont la vente pourrait conditionner un recasement décent:
espoir déçu qui a maintenu bien des présences
en ce pays.
Evidemment,
rares sont les cas aussi nettement tranchés. Sous les dires de la
raison vibrent toutes les pulsations affectives du comportement
humain. Souvent, la force d’inertie plombant l’impression très
réelle d’être “chez soi”, entouré d’une quotidienneté de
gentillesse et de chaleur humaine, l’agrégation familiale, les
amitiés, le soleil, le goût des oranges, le miel des dattes,
venaient conforter l’idée qu’il n’y avait pas de raison péremptoire
pour quitter le pays. Il
était facile de projeter sur l’écran de l’avenir une existence
de paix retrouvée où seraient tenues les promesses d’équité
après les douloureuses incohérences du passé récent.
Devenu
“étranger privilégié”, chacun admettait l’adjectif mais
refusait au substantif sa vérité
psychologique........................................................................................
Mais
que dire alors de la chape d’intensité, née de plus de deux
mille ans d’implantation, qui coiffe le Juif d’Algérie, si
ignorant soit-il des tenants ancestraux? Même s’il ne sait pas,
par exemple, que son grand-père, drapé dans son burnous, s’en
allait, par les chemins empoussiérés du Sud, gagner chichement sa
vie dans un petit commerce de peaux ou de grains parmi, avec ou
contre d’autres indigènes, musulmans ceux-là, que rien ne
distinguait de lui, ni l’apparence, ni le langage, il sent confusément
que des fibres tenaces le lient à cette terre où vécurent ses aïeux...................................................................................................
Que
de fois ai-je pu lire dans les dossiers de l’A.J.D.C., qu’ils
concernent des ressortissants français ou non, ce cri venu du fond
de l’être, malhabilement tracé et orthographié: “Je ne veux
pas partir. Je veux être enterré avec mes
parents!...”.........................
Rivés
à la terre d’Algérie, nous sommes encore une mince fraction de
Juifs à en avoir éprouvé l’aimantation. Les événements
dramatiques actuels effritent les certitudes sans éradiquer les désirs.
Qu’en sera-t-il demain ? L’Algérie se videra-t-elle entièrement
de ses Juifs? Se souviendra-t-elle alors du proverbe enfanté par
elle-même : “Souk blé Ihoud quif Chràa blé cheoud”? Un marché
sans Juifs, c’est comme une Justice sans témoins...
Quelques
passages tirés des histoires
Jésus
mon copain
Quand
Léon était jeune, il ne savait pas que Jésus était juif. Au
contraire, il croyait que c’était un antisémite pareil à tous
ceux qui le traitaient, lui, de sale youpin, pour un oui pour un
non, et qui portaient Jésus en or sur leur poitrine.
Il
ne se souvient plus du moment où il a fait cette grande découverte:
Jésus allait à la synagogue tous les samedis, comme lui, Léon.....................................................................
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Passions
cousues-main
Des
chats, il y en a partout et de toutes sortes : mâles, femelles, chatons, blancs, noirs, gris, tigrés, sur le
lit, sous le lit, dans les placards, partout! Ca miaule tant et
plus. Et l’odeur, ah
l’odeur... Et comme il veut contenter son monde, il apporte des
sardines qui se défraîchissentau fil des heures, enrichissant les
fragrances...
.......affaibli,
il dut s’aliter, le tronc appuyé à un empilement d’oreillers.Même
alors, Monsieur Zouaï affichait une humeur plaisante. D’une
maigreur proche de la transparence, la tête coiffée d’un bonnet
pointu qui accentuait plus que jamais sa ressemblance avec un
lutin,il se plaisait à rappeler, entre deux essoufflements, sa
filiation symbolique: MAURICE,
MOÏSE, même combat!...Moshé Rabénou était donc son saint
patron. C.Q.F.D.
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La
musique d'un fantôme
Sur le buffet trône la photo de
“Monsieur Bernard”, au milieu des musiciens en chéchia de
l’orchestre de musique andalouse : “Il était très connu.Tout le monde l’aimait ..."
"Mais
je crois que là où il est, il me parle. Je suis sûre, même.......Avant,
son instrument, il était posé sur cette petite table. Ici, dans la
salle à manger. Et moi, j’étais dans ma chambre, en train de
penser à lui, comme toujours. Tout d’un coup, j’ai entendu le
luth. Ca jouait tout seul, je vous jure. Des notes comme si le vent
frappait les cordes. Mais c’était pas le vent. C’était lui,
c’était lui qui voulait me consoler"
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Amour
secret d'enfants perdus.
C’est
le moment d’entonner le chant de Bar Yohaï, en scandant allègrement
les syllabes du nom : « Ba-a-ar Yo-ha-ha-ha-ha-haï ... »
J’aime cette mélodie-talisman, enluminure sonore de nos cérémonies.
Alors
– Lé Haïm!–
arrive sur la table la bouteille d’anisette, tardivement et déloyalement
concurrencée par le whisky, avec son cortège de biscuit-maison,
olives, cacahuètes et autre “kémia”.
Les
conversations s’animent. Les
morts dorment dans la paix des prières et protègent les libations
de leurs descendants .
Un
Shabbat, il ne s’est pas senti la force de bouger: “Ce n’est
rien, ça va passer”. Nous
n’en étions guère convaincus; il nous parut souhaitable d’en
avertir ses enfants: “Vous ont-ils écrit ces temps-ci?”
—“Oui, il y a quinze jours”
—“Quelles sont leurs adresses, nous allons leur faire un
petit mot”. La réponse fusa, teintée d’agacement: “Mais un
non, ce n’est pas la peine. ".....................
.....nous
avons cherché, partout dans la maison, l’adresse des
enfants.......... Nous avons scruté le Minitel et téléphoné à
des homonymes....... En vain..........Les enfants de Monsieur Elka
ne lui avaient jamais écrit.
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Et
la citrouille devint carrosse.
Hôpital
Mustapha. Les Urgences. Pas de brancard. Salle d’attente où une
quinzaine de patients... patientent. Qu’il est beau et qu’il est
loin le rêve américain sophistiqué et télévisé où
l’ambulance, toutes sirènes dehors, franchit l’”emergency”,
tandis que des blouses blanches se précipitent pour conduire le
blessé dûment oxygéné en salle d’opération!... Ici, mon ami,
tu attends ou tu crèves, l’interne de service n’a que deux bras
et une seule bonne volonté à la fois.
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Parfumer
la vie
Ouardia
appréciait en connaisseur les raffinements de la toilette, surtout
les broderies, sa passion. Elle y avait du génie. Au petit ou au
gros point, aux points de riz, de Chantilly, d’Alençon,
d’Angleterre, lorsqu’elle oeuvrait, toute une géographie en
dentelles entrelaçait amoureusement les fils dans sa tête et le poème
sur l’ouvrage.
Trois
tours de manivelle et hue tous les chevaux-vapeur! Quelques
tressauts, puis seul le ronronnement du moteur rythma sa jubilation.
Les arbres, sombres sentinelles saupoudrées de lune, saluaient son
passage en lui offrant des bouquets de senteurs. On ne parlait pas.
Elle était bien, si bien...
Sa
vengeance fusa, mesquine: “J’aurais dû me douter qu’une indigène
ne pouvait pas réagir comme nous. Vos soeurs sont encore voilées,
quand vous ne l’êtes plus. Mais ce n’est qu’une apparence. A
l’intérieur, vous portez encore le
voile”............................
Elle
laissa seulement tomber à voix basse, moitié-boutade moitié-constat:
“Mais... nous sommes toutes des femmes voilées!”. Ironie teintée
d’amertume qu’il ne perçut point,
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Mémoire d'outre-tombe
...........
Les voisines musulmanes avaient procédé à une sorte de toilette
mortuaire, certainement consciencieuse mais ô combien dérisoire
pour celle qui avait si longtemps oeuvré, dans sa ville natale de
Sidi Bel Abbes, au sein de la Hevra Kadisha, la Confrérie des
derniers devoirs.
...........Cette
fonction lui valait autrefois d’être connue et respectée de
tous................. La mort lui était familiarité et le cimetière
chasse gardée: elle en
savait, toutes générations confondues, les multiples histoires
recelées par les noms gravés sur les tombes....................
...........Beaucoup
venaient s’épancher auprès de “la Juive”, les affligés pour
pleurer, les amères pour s’indigner, les orgueilleuses pour
pavoiser, les langues de vipère pour médire.............
...............
Elle se souvenait des brite-mila où l’anxiété de la mère,
encore dolente de ses couches, se noyait dans l’explosion des
stridences de victoire, mi-clameurs mi-chansons, dont les femmes
saluaient le coup de tranchet expert du
rabbin.........................;
.....................Ce
petit cimetière de province, SON domaine, il était juste qu’elle
en assurât la clôture.
A
jamais .
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