"Alger-Un enfant dans la tourmente"- Line Meller-Saïd - Ed. Raphael
Jeudi 24 juillet 1958
Parce que je m'ennuyais à la maison, Maman m'a emmené au cinéma, à l'ABC......... J'ai voulu manger un biscuit mais j'ai fait tomber mon sac.
Je me suis baissé pour le ramasser .......et j'ai attrapé mon sac mais ce
n'était pas mon sac, c'était un paquet à côté, un peu lourd. .......Et tout
le monde continuait à faire :"Chut, chut !..." pendant que j'expliquais à
maman que j'avais trouvé un autre paquet sous le siège. "Quoi !" a crié
maman très fort, "qu'est-ce que tu as dit?" et elle s'est levée d'un bond.
....et après, les gens sortaient en se poussant tous à la porte et on
entendait partout :"une bombe, une bombe ! ".....
Vendredi 30 octobre 1959
Je n'avais pas de cours cet après-midi. On est allé au cimetière de Saint-Eugène avec le trolley. On a monté l'allée principale en passant
devant le "tombeau des Rabs". C'est des rabbins, presque des saints d'après
maman, qui sont venus d'Espagne à la fin du XIVème siècle..............
Aujourd'hui, maman était très triste. Devant le caveau de 6 places où reposent seulement grand-père et grand-mère, les parents de papa, elle a
murmuré : "Est-ce qu'il faudra vous laisser tout seuls ici ?... -Pourquoi
tu dis ça ?, j'ai demandé. -Oh ! Pour rien, ne t'inquiète pas", elle a
répondu mais je voyais bien qu'elle ne disait pas la vérité.
Jeudi 3 décembre 1959
Loulou faisait les magasins avec sa mère pour acheter des chaussures. Il en avait trouvé une chouette paire, en cuir marron, avec une boucle dorée.
C'est Madame Crespo, une voisine, qui nous l'a raconté. Elle n'était pas
loin de la grille des Facultés, rue Michelet, quand elle a entendu une
énorme explosion. "C'était l'horreur, elle a dit, du sang partout, et des
cris, et des sirènes, et la foule qui empêchait les secours d'arriver."
Maman pâlissait. Elle ne s'est pas vraiment remise de ce qui nous était arrivé. Mais là, c'est plus grave pour Loulou. Il a eu un pied arraché. Il
est à l'hôpital. "A quoi elles vont lui servir ses belles chaussures,
maintenant ?" a dit Madame Crespo en pleurant.
Lettre- 20 juin 1960.- Mustapha à Ange
Je savais bien que tu serais intrigué, mon pote. J'ai fait exprès. En fait, j'aurais pu dire : "Salut Choukroun"....................
"Choukrane", ça veut dire "merci". Tu vois le rapport ? Ton nom, à mon avis, il vient de là. C'est marrant, non ? Finalement, tu es un peu arabe,
toi aussi, car sinon, pourquoi tu porterais un nom pareil ?
Lettre -11 janvier 1961.
Je viens de trouver ta lettre dans la boîte. Mustapha, mon ami, moi aussi j'ai peur. C'est comme dans les histoires de sorcière, avec des mauvais
génies qui s'arrangent pour que tout tourne mal sans qu'on puisse les
empêcher.
Lundi 10 avril 1961
Boum! Boum! Presque toutes les nuits. Au début, on allait à la fenêtre pour savoir de quel côté venait l'explosion. Maintenant, on se retourne
dans le lit et on se rendort. Le lendemain, on saura peut-être quelle
voiture, quel entrepôt ou quelle boutique avait été "plastiqué" parl'O.A.S.
Mercredi 26 avril 1961
Quelle soirée, hier ! A la radio, qui marche sans arrêt, tout d'un coup on
a entendu : "Algérois, nous sommes trahis ! Tous au Forum !" C'était une
voix grave, tragique, comme dans le disque du Cid de Corneille, joué par la
Comédie française.
Vendredi 19 mai 1961
Papa et maman commencent à parler de drôles de choses, la nuit, dans leur
lit. J'ai entendu le mot "départ" mais maman disait :"non, non, c'est
impossible, l'Algérie, c'est notre pays, celui de nos ancêtres, on ne peut
pas le quitter."
Lettre -12 novembre 1961 -
Et nous là-dedans, qu'est-ce qu'on devient ? Mustapha, dis-moi que c'est seulement un cauchemar, que c'est pas vrai !
3 juillet 1962
Madame Gomez...avait encore trouvé le moyen de lâcher son fiel :"Vous allez partir, vous ? C'est vrai que les Juifs et les Arabes, c'est un peu
la même chose. C'est pas comme nous, les Français ."
Mercredi 4 Juillet 1962
Depuis hier, on fait la queue pour pouvoir monter dans un avion. Le taxi a eu du mal à arriver aux abords de l'aéroport de Maison Blanche. La foule
était si serrée qu'on ne pouvait pas avancer.
Vendredi 6 Juillet 1962
Le chauffeur de taxi qui nous a trouvé ce petit hôtel s'est mis à rire :
"Si c'est vous, les colons qui ont fait "suer le burnous" , alors moi, je
suis le cousin de la Reine d'Angleterre !" Et papa a répondu tristement
:"Le seul burnous que j'ai fait suer, c'est le mien !"
linemeller@free.fr
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