ALGER... ALGER...
Alger... Alger... est une fresque sociale, où se mêlent rires
et larmes, noblesse et bassesse, sur toile de fond historico-politique
évoquant la période révolutionnaire algérienne des années 50.
L'histoire se déroule particulièrement durant l'été 1955, dans un
quartier populaire de la ville d'Alger, alors capitale de l'Algérie
Française.
La rue Boutin semble être à l'abri de tout danger et peu
concernée par des préoccupations politiques ou nationalistes. Car,
ici vivent harmonieusement trois communautés : les musulmans, les
catholiques et les Israélites.
Les adultes forment un bel échantillonnage de ce que
l'humanité pourrait présenter dans ses caractères : une mosaïque
de personnages oisifs ou travailleurs, évoluant ou s'agitant dans une
atmosphère quasi foraine, insouciants dans leur pauvreté
ensoleillée, certains ignorants, d'autres confiants quant à la
tournure des événements : la France ne peut pas perdre l'Algérie
Française.
Et, ô suprême cure de rajeunissement : on côtoie la bande
d'enfants de ce quartier, ces fils du soleil et de la mer qui n'ont
pour lieu de réunion qu'une entrée d'immeuble, pour terrain de jeu
leur rue où ne passerait pas une charrette, et pour lieu de colonie
de vacances le port. Leur unique souci : passer le plus agréablement
possible, et sans un sous en poche, leurs longues journées et
soirées d'été qui s'étirent comme un "interminable ruban
bleu".
Mais l'été 55 les fera tous basculer dans l'horreur du drame
algérien. C'en est fini de leur paradis terrestre. Très vite, la
plupart des ces grands et petits personnages sont happés par des
événements tragiques, intérieurs et extérieurs, venant
éclabousser et salir leur quartier jusqu'alors épargné.
Quant au fil conducteur de l'histoire, le musulman Rachid
Tafirout, humble travailleur de la mer, vivant en marge de tout et de
tous, confiné dans sa petite et paisible cellule familiale, se fait
piéger dans la spirale révolutionnaire. Il deviendra, malgré lui,
le héros et la victime d'un destin qu'il était loin de prévoir.
Notes sur l'auteur
Né à Alger, en Algérie, il groupe ses souvenirs d'enfance, ceux de ses parents et ses amis pour
en faire un scénario. À Paris, le Ministère de la Culture et le Centre National du Cinéma lui
octroient une bourse pour qu'il séjourne à Alger et peaufine son récit. Mais les événements
tragiques en Algérie empêcheront le film d'être réalisé. Il décide alors d'en faire un roman,
intitulé « Alger... Alger... » disponible sur demande, par e-mail : raphael.levy@arobas.net
Il a réalisé quelques films, écrit plusieurs scénarios, une pièce de théâtre, « La petite
Injustice », et mène une carrière de peintre-dessinateur, tout en enseignant et en pratiquant
le Vitrail.
Il travaille actuellement sur un nouveau roman : « Le Jugement Dernier, ou comment changer le
monde ». Le Gouvernement Israélien lui a confié la réalisation d'un projet international : 3000
ans d'Histoire de la Ville de Jérusalem répartis sur 200 m2 de vitrail.
raphael.levy@arobas.net
http://w3.arobas.net/~jeruslem/
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Au
crépuscule d’une vie richement remplie, on
demanda à l’oncle de Mordékhaï Lévy, plus
que centenaire :
-Qu’as-tu
à nous enseigner, toi qui as vécu si longtemps?
-Rien,
répondit-il. Je ne suis qu’entré dans une chambre
par une porte et je m’apprête à en sortir
par une autre.
À
mon père Mordékhaï,
À
la lumière qui, toujours, triomphera
des ténèbres.
CHAPITRE
1
Les
montagnes et les falaises du golfe apparurent, estompées par la
chaude brume d'été tandis que le "Kairouan", imposant et
ventru, réduisait sa vitesse. Parti de Marseille, le paquebot avait
fendu, durant plus de vingt heures, l'immensité bleu-givre et
houleuse de la Méditerranée, et il rentrait, docilement, dans la
baie d'Alger, son port d'attache. Ce matin tiède de juillet n'était
pas différent des autres matins tièdes de l'été 55. La ville
émergeait lentement entre ciel et mer. On apercevait le massif de la
Bouzaréah, la basilique Notre-Dame d'Afrique, la pointe Pescade et la
commune de Saint-Eugène. L'immense panorama, ouvragé sur le flanc
d'une carrière de roche blanche, s'observait à loisir : Kouba et sa
coupole écrue, Hussein-Dey, Maison-Carrée et l'embouchure de
l'Harrach au bas de la plaine de la Mitidja, Fort-de-l'Eau et le cap
Matifou, deux agglomérations effleurant la mer. Venaient ensuite, les
lointaines chaînes de l'Atlas, de la Kabylie puis les pitons du Bou
Zegza et du Tegrimoun. Alger se tournait vers l' est d'où elle
recevait le soleil dès les premières lueurs de l'aube, après une
brève nuit de fraîcheur, fraîcheur fugitive, qui chaque matin
promettait de revenir. Imperceptiblement, la côte se rapprochait. La
brume matinale devenue moins dense, laissait transparaître
l'architecture de la ville : les boulevards du front de mer, les
rampes du port avec ses voûtes à entrepôts. Au sommet de la colline
Mustapha, côtoyant des villas mauresques parées de leur jardin, se
dressaient des édifices modernes. Sur la berge, des palmiers, des
cocotiers et des bambous géants s'élançaient vers le ciel, tels des
mâts de voiliers. C'étaient les arbres les plus hauts du Jardin
d'Essai parmi ses innombrables essences. Au ralenti, et semblant
s'appliquer à ne pas briser le miroir de l'eau, le paquebot pénétra
dans le port.
La
Casbah trônait sur le versant de sa colline. Comment soupçonner que,
dans ce fouillis de maisonnettes cubiques, dans cette imbrication
chaotique de logements accolés, il pût exister le moindre passage ?
C'était pourtant ainsi, repliée sur elle-même, que la vieille
citadelle parvenait à se préserver du soleil qui la martelait
implacablement du matin au soir. Il y avait là un enchevêtrement
insoupçonnable de maisons pauvres et d'anciens palais turcs décorés
de boiseries précieuses et de céramiques de Cordoue. Chapiteaux et
corniches égypto-phéniciennes s'entrelaçaient dans des
architectures mixtes italienne et byzantine. Les ruelles biaisaient,
serpentaient sur les pentes abruptes, charriant avec elles des jardins
secrets, des fontaines, des rigoles, et des trésors d'ombre et de
lumière.
Sur
le pont avant du navire, Dahmane voyait Alger-la-Blanche venir à lui
comme une immense forteresse, s'élevant de la mer jusqu'au ciel. Il
rabaissa le col de sa veste de toile bleue, dénoua sa longue écharpe
blanche, et vérifia que sa musette était bien fermée. Un enfant de
4 ans, blond et bouclé, fixait avec curiosité cet homme de
trente-cinq ans, grand et sec, au visage asiatique, aux petits yeux
sombres en amande. Dahmane regardait droit devant lui. Il ne voulait
partager avec personne le doux moment de son retour sur le sol
ancestral. La mère récupéra son enfant et disparut dans la cale,
tandis que des passagers s'en échappaient avec précipitation. Ces
derniers, encore tous moites de leur nuit inconfortable, se ruaient
sur les passerelles et prenaient d'assaut tous les points
d'observation. Ils s'émerveillaient comme s'ils découvraient Alger
pour la première fois. Des rehauts de blanc, de jaune et d'ocre
soulignaient maintenant le relief des maisons dont les vitres
dardaient par endroits des éclats de soleil. Dahmane, envahi par la
cohue, quitta le pont. "Seigneur bien-aimé, ya rabbi l'ahziz, je
ne vais tout de même pas rater ça ! Maman chérie... maman
chérie..." Reinette Solal invoquait toujours Dieu et sa mère
quand l’émotion la submergeait. Elle eut du mal à se frayer un
chemin jusqu'au garde-fou, avec ses deux filets pleins à craquer
qu'elle soulevaient le plus haut possible. Son opulente poitrine
coinça le visage d'un petit homme chauve et barbu qui dut se hisser
sur la pointe des pieds pour continuer d’observer l'approche de la
ville. Elle lui déversa son enthousiasme sans ménagement: "Vous
n'allez quand-même pas me dire qu'il y a plus beau que ça, hein ?
Marseille, Cannes ou Nice, qu'est-ce que c'est à côté !" Le
petit homme jugea préférable de s’esquiver, cédant sa place à
une dame beaucoup plus grande que lui. Reinette poursuivit : "Je
vois presque mon balcon d'ici ! Ceux qui habitent la rue Michelet, ils
peuvent pas en dire autant ! La rue Boutin, c'est pas une rue de
riches mais elle est à cinq minutes du port. C'est pas un cadeau du
ciel, ça ?" Et elle ne fit une pause que pour lire un
acquiescement dans le regard de la dame. "Ces frankaouis,
reprit-elle, tous pareils ! Même les docteurs soi-disant
spécialistes. Est-ce que j'avais besoin d'aller jusqu'à Paris pour
apprendre que j'avais rien de grave aux yeux ? Ah, j'allais oublier
!..." Elle sortit des lunettes de soleil de son sac en
bandoulière et en cacha ses yeux globuleux après avoir dégagé les
oreilles de son épaisse chevelure crépue. Deux puissants chalutiers
remorquèrent le "Kairouan" jusqu'à la darse centrale de la
Compagnie Générale Transatlantique. On entendait des cloches tinter
au loin. La ville émergeait du sommeil et ces premiers battements de
coeur rappelèrent aux voyageurs rentrant chez eux que, là, sous
leurs yeux s'étalait leur havre de paix. Retranchée dans sa baie,
Alger offrait l'image apaisante d'une ville pour laquelle on se
prenait d'amour, à mesure qu'on la découvrait. Le bateau accosta.
Les voyageurs désertèrent le pont et en quelques minutes, il n'y eut
plus personne. Dahmane ne semblait pas pressé de débarquer. Il
attendit que la foule fût moins dense avant d' emprunter, à son
tour, la passerelle de sortie. Sylvianne Fanon, elle, allait et venait
sur la promenade de deuxième classe. Cette jeune femme aux longs
cheveux lisses et blonds voulait être la dernière à quitter le
bateau. Ses grands yeux bleu-vert et sa peau de porcelaine lui
donnaient l'air d'une adolescente. Reinette soulevait avec peine son
énorme valise. Ses talons aiguilles butaient sur les lattes de la
passerelle. Une passagère la déchargea de l'un de ses filets. Elle
lui dit : "Merci, je vais vous donner mon adresse et vous
viendrez chez moi...", puis ajouta tout bas : "Vous avez lu
dans les journaux, ce qui se passe dans les Aurès? Ah, non, non, et
non, ça ne va pas être comme au Maroc et en Tunisie !" Lors de
son séjour en France elle avait suivi de près, à la radio et dans
les journaux, "les événements d'Algérie".
°°°°°
À
Paris, Félix Faure et le Maréchal Juin s'étaient souvent
consultés. Le Ministre de l'Intérieur, Bourgès Maunoury alla
lui-même observer l'état des choses sur le terrain, dans le massif
des Aurès. Dix mille soldats furent envoyés en Kabylie. En Juin, les
actes de vandalisme se multiplièrent. Aux pieds de vigne détruits,
aux poteaux télégraphiques sciés et aux fils de
téléphone
coupés, s'ajoutaient les enlèvements et les assassinats de familles
entières de goumiers arabes gagnés à la cause française. Les
accrochages armés, contre les forces de l'ordre, prouvaient la
détermination des révolutionnaires algériens à lutter pour une
Algérie Algérienne. De jeunes musulmans quittaient écoles, foyers
et familles pour rejoindre le maquis. Les destructions de ponts
devenaient monnaie courante. Cela se produisait surtout dans la
région est, le Constantinois, où le couvre-feu avait été
décrété. Jacques Soustelle, gouverneur de l'Algérie, allait
régulièrement à Paris informer Félix Faure de la situation. Une
solution unique s'imposait : augmenter l'envoi de troupes et mater
rapidement ce que l’on croyait n’être qu’un embryon de
rébellion. Les maires d'Algérie, affolés, exigeaient du
gouvernement français plus de renforts et une sévérité exemplaire
contre les rebelles. On calma les esprits. Des réservistes furent
affectés dans les régions les plus menacées. Pourtant, les
destructions par le feu de gerbiers de blé et d'orge se
multipliaient. À Orléansville, les explosions de bombes
terrorisaient les populations. Les "rebelles" osèrent même
attaquer un convoi du contingent. Le tribunal militaire de Constantine
prononçait désormais des condamnations à mort contre les
"fellaghas" pris les armes à la main. Mais le mouvement
révolutionnaire se propageait inexorablement dans l'Algérois :
boycottages du tabac et incendies de fermes et de vigne étaient les
signes précurseurs de chaque percée nationaliste. La propriété du
maire de Blida avait été saccagée et Amédée Froger, maire
d'Alger, recevait des menaces de mort.
°°°°°
Malgré
ces nouvelles alarmantes, Reinette Solal ne redoutait pas son retour,
tant la joie de retrouver sa famille était forte. Elle avait balayé
ses craintes d'un coup et s'autorisait l'espoir que tout finirait par
s'arranger. Les taxis étaient rares. Venus tôt le matin, des
indigènes de tout âge se proposaient comme porteurs. Un enfant de 11
ans supplia un européen d'accepter qu'il le déchargeât de sa valise
en échange d'un maigre pourboire. Ce dernier, bien que résolu à la
porter lui-même, fut troublé par le regard culpabilisant de l'enfant
qui avait besoin de gagner quelque argent. L'homme lui donna de la
menue monnaie mais garda son bagage. L'enfant mit les pièces dans sa
poche et lui arracha la valise des mains, il voulait s'acquitter du
travail pour lequel il venait d'être payé. Lorsqu'il reconnut
Rachid, Dahmane jeta sa cigarette. Tous deux s'embrassèrent, la main
sur le coeur, selon la coutume musulmane. Ce geste signifiait : sois
en paix, mon coeur ne recèle aucune amertume.
-C'est
tout ce que tu as comme bagage ? s’étonna Rachid.
-Oui,
beau-frère. Mais c'est plein d'argent. Nos frères ont été
généreux.
Dahmane
sortit un paquet de cigarettes à peine entamé. Il voulut fumer,
hésita un instant puis écrasa le paquet dans sa main et le jeta. Il
dit d'un air triomphant :
-Allez,
c’est décidé, je fais voeu de ne plus fumer. C’est pas bon pour
ma santé ni pour la révolution.
-Tu
as une mine magnifique, dit Rachid.
-Il
était temps que je rentre...
Les
deux hommes montèrent dans un taxi conduit par un coreligionnaire qui
avait refusé, avant eux, plusieurs clients. La voiture démarra sous
les yeux de Reinette Solal qui avait cru, un instant, pouvoir en
profiter. Seule, juchée sur ses talons hauts, elle injuria les
escarpins qui lui blessaient les chevilles : "La putain de votre
mère " ! Elle les fit voler en l’air et s'assit sur sa valise.
Dans son quartier, tout le monde savait qu’elle palliait à ses
déconvenues par des injures et ravivait ses joies par des
bénédictions. Là, elle se serait volontiers mise à pleurer si un
vieil indigène ne lui avait porté secours. Il chargea le lourd
bagage sur son épaule. Elle ramassa ses chaussures et le suivit, sans
s’étonner qu’il avançât d’instinct dans la bonne direction.
A
suivre
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