Bonjour tout le monde.
Avec la permission de l'admin,je vous soumets un extrait de mon noveau livre, Algies, un récit autobiographique paru aux éditions Riveneuve-Paris.
Merci à ceux qui me feraient l'honneur de lire cet extrait.
...Semha la Juive
En ce temps-là, on ne se préoccupait pas des heures, et la journée était rythmée par les appels à la prière et l’allongement des ombres sur la terrasse ou le Ouestt-eddar (patio). La nuit, c’était la position de la lune au-dessus du cap Matifou qui rappelait l’heure tardive et faisait mettre les enfants au lit.
Le temps s’écoulait, imprécis, distendu, généreux, n’exigeant rien qui soit si urgent. Nous voguions dans une espèce de liberté vaporeuse par rapport à notre durée.
Le temps, puisque non compté, se révélait infini.
Les jours se régénérant d’eux-mêmes, nul ne cherchait vraiment à comprendre, peut-être de peur de voir cesser l’obscur et merveilleux miracle.
La certitude, admise en toute innocence, que demain viendra toujours abolit l’angoisse et rend d’une prodigalité inconsidérée.
Après le déjeuner (et en ces temps de canicule, il consiste invariablement en fritures de poivrons ou de sardines marinées à l’ail et au paprika, ou encore en une salade de tomates et concombres à la fraîcheur si exquise qu’elle en fait presque un dessert, quand ce n’est pas un riche et savoureux mélange d’aubergines et poivrons grillés, arrosés d’huile et marquetés de minuscules carrés d’ail et cristaux de gros sel), c’est la sieste sur une simple natte sur la terrasse carrelage rouge, dans l’ombre étroite du muret dont on sait à l’avance qu’elle s’allongera avec la course du soleil.
Le chat est aussi du rituel, ramassé dans un coin, la queue ramenée contre le flanc, les yeux obstinément clos et qu’il entrouvre, de loin en loin et le temps d’un éclair, pour se rassurer.
La voix du mueddin descend, grave, comme ensommeillée et accablée elle aussi par la chaleur de juillet, depuis la mosquée Sidi M’hammed Chrif, deux rues plus haut, et tire, en douceur, les dormeuses de leurs rêves et les autres de leur torpeur.
L’appel à l’obligation religieuse se transforme, par la grâce de la voix mélodieuse et usée du vieil homme, en invitation à une saine volupté dans la convivialité des âmes légères.
Une des voisines se dévoue.
Ce n’est pas nécessairement son tour, mais son rêve la prédisposait, peut-être, à ce petit sacrifice pour prix de sa réalisation.
Elle se lève, disparaît un instant, puis revient enveloppée par l’odeur charnelle du café qui semble concrétiser un peu du bonheur promis à celles qui ont eu de douces visions.
La meïda* arrive avec un plateau en cuivre blanc où trônent une cafetière fumant au milieu de petites tasses de poupées en porcelaine, et un sucrier pansu au couvercle surmonté d’un croissant, pareil au dôme d’une mosquée.
Le café est interdit aux enfants de mon âge.
Âge où je suis encore toléré parmi les femmes le temps d’une sieste où aucune ne dort véritablement.
Âge où je n’ai droit qu’à quelques gouttes de ce sirop noyées dans le bol de lait matinal, et que j’imagine paradisiaques en voyant les visages s’éclairer et les yeux se tourner vers le ciel.
L’élixir en lui-même perdrait sûrement beaucoup de sa magie sans la compagnie et le cérémonial presque liturgique qui lui font cortège.
L’âge, l’instant, l’état d’esprit, les odeurs, le cri d’une mouette ou d’un martinet au-dessus de la tête, la sirène grave d’un bateau, le sourire d’une maman, d’une sœur ou d’une voisine, tout cela frémit silencieusement sur l’athanor universel.
Semha, la Juive, a vécu et s’est délectée autant que chacun de nous de ces instants bénis.
Semha n’est, aujourd’hui, plus de ce monde et elle a été parmi les dernières qui auraient pu témoigner, si on l’en avait priée, de ce qu’a pu être la vie de gens simples partageant des joies simples et une adversité sagement, impassiblement attendue et vécue, laissant les « problèmes » de culte occuper les gens du culte.
Semha a, pourtant, dû partir, un jour.
Elle a quitté, d’abord, la Casbah dont ses aïeux ont suivi au fil des siècles les transformations et qui lui devenait, de mois en mois, plus hostile.
Non ! le danger ne viendrait sûrement pas de celles qui ne pouvaient se résoudre à prendre le café sans elle, mais, peut-être, de la maison voisine dont elle était connue mais sans en être assez familière.
Elle a dû quitter son pays pour un autre, mais qui ne pouvait être le sien puisqu’il n’était celui d’aucun de ses ancêtres, et où tout était à faire et à refaire, alors qu’elle n’en avait ni l’envie ni la force.
Semha est sûrement morte de vieillesse précoce, de dépit.
Et dans un pays où le café sent aussi bon, dans une cafetière en cuivre blanc ouvragé flanquée d’un sucrier débordant de fleurs de jasmin qu’elle avait tenu à prendre dans son unique valise. Mais il n’était plus servi par les blanches mains de Z’hor ou de Aouaouech au milieu de rires qu’un rien provoque. Les rires chastes et innocents d’une joie de vivre que ne polluaient pas encore l’odeur de la poudre et le soufre de prêches haineux.
Je suis persuadé, un demi-siècle après, que si Z’hor, Aouaouèche et toutes les autres avaient dû partir, laissant Semha à Sa Casbah, Sa terrasse, Son soleil, Sa mer, elle serait, tout de même, morte de chagrin devant une tasse d’un café tout aussi envoûtant mais sans les rires tant aimés.
Semha veut dire joie, et plus personne, depuis, ne s’appelle ainsi.
...
Ibrahim-Sid'Ali.