Le ravissement de Marie L., par Farid Laroussi
LE MONDE | 19.07.04
Raymond Aron avait pour habitude de définir l'antisémitisme par une anecdote : "Imaginez qu'il y ait un nouveau conflit mondial, vous pouvez être sûrs que ce sont encore les juifs et les coiffeurs qui vont payer les premiers." Il y avait alors toujours quelqu'un pour demander : "Mais pourquoi les coiffeurs ?" L'antisémitisme, comme tout racisme, s'enracine justement dans une telle absurdité tout en ambitionnant de préserver la raison. Aussi n'est-il pas surprenant que le discours antiarabe et antimusulman qui sévit dans la France d'aujourd'hui puise dans l'héritage antisémite français, en particulier celui du XIXe siècle.
Les "Arabes" sont un danger pour "notre France" parce que ce qui est à l'œuvre dans leur religion est foncièrement antichrétien, parce que même s'ils sont français ils restent attachés à une autre culture, une autre terre, ou parce que, tout simplement, ils constituent une menace pour "notre identité nationale".
Aron ne plaidait évidemment pas la cause d'une idylle parfaite entre Français "de souche" et ceux d'origine israélite, surtout dans les années 1960, quand la France n'avait pas encore fait son mea culpa à propos de Vichy. Pourtant, c'est quasiment dans les mêmes termes que l'on pourrait inscrire la fabuleuse histoire de Marie L., mythomane à succès. L'idée de ce qu'elle avance ne la traverse pas. On la croit sur-le-champ. Comme une enfant la première fois, elle se repose dans cette confiance absolue puisque nationale.
La France s'est arrêtée de respirer après avoir appris qu'une jeune femme blanche avait été violemment agressée dans le RER par une bande de jeunes, "Maghrébins et Noirs". Les détails nous emplissent de dégoût jusqu'à la suffocation. C'est pire que de renverser des pierres tombales. Les morts, eux, n'ont pas à respirer cet air de honte qui vient avec l'humiliation publique. Songez que c'est la France elle-même qui est alors agressée. Le Parlement a interrompu ses travaux. Le président de la République et quelques ministres y sont allés de leurs couplets d'indignation nationale. Les médias ont failli à toute déontologie en tirant des conclusions sans vérifier la véracité de l'histoire. Pas grave, un autre jour viendra, puis c'est valable pour toutes les autres fois où des juifs ont été victimes d'Arabes, n'est-ce pas ? Comme les juifs de Raymond Aron, "les Maghrébins et les Noirs" allaient payer.
Mais le piquant de l'histoire est que ceux qu'on oppose entre eux ici sont les juifs et les "Maghrébins". Ces derniers sont parfois affublés de l'euphémisme "sauvageons", comme si on leur retirait le fait d'être français à part entière pour mieux les enfermer dans un no man's land postcolonial. Ne sont-ils pas des indigènes, après tout, comme au temps de l'Algérie française ? Un élément, pourtant, vient perturber cette image fixe et inauthentique : il existe des tensions réelles entre les communautés juive et musulmane. Là se dissocie la donnée raciste purement française. Le Dupont-la-joie dans sa stupidité crasse qui ne manque pas un meeting de Jean-Marie. Cette fois, en effet, il s'agit d'une affaire entre Sémites, comme pour la crise dans les territoires occupés. Or, c'est bien là une proposition fausse. Le fait historique de l'occupation permanente de la Palestine par Israël n'est qu'une caution illusoire à la crise sociale française. Ce qui, face aux agressions des personnes et des lieux de culte, fait écho à une crise politique internationale est en fait le symptôme le plus criant de l'échec de la société aujourd'hui : une politique d'intégration inexistante.
Le mot qui fait consensus et qui, par là même, clôt tout débat est "communautarisme". Mais avant de reprocher à tel groupe de refuser de s'intégrer, de jouer le jeu, on oublie d'évoquer le fait que le communautarisme est bel et bien une invention française. Entre les années 1950 et 1970, les immigrés d'origine maghrébine et africaine ont été regroupés, nolens, volens, dans les cités de banlieue, même si les directives administratives préconisaient un taux maximum de 20 % de population étrangère. La vérité est qu'on est arrivé le plus souvent à des concentrations de 70 %. Comment ne pas s'acheminer alors vers une impasse ?
Les revendications des banlieues ne sont pas le fait de voyous ni d'intégristes, mais de Français qui adviennent à leur identité en dépit des obstacles. Insulter ou attaquer des juifs ne soulage en rien le sort des Palestiniens, mais sert paradoxalement à renforcer le signe de son appartenance identitaire. Bien sûr, il y a une ineptie à confondre la critique d'Israël et le geste de délinquance. On fait avec le sang des autres ses propres sacrifices. Ceux qui pensent que derrière ces actes inacceptables se dissimulent des imans pousse-au-crime se trompent lourdement, ou bien se gargarisent de leur islamophobie.
La grande difficulté pour un diplômé bac + 4 de décrocher un emploi digne de sa qualification ou la quasi-impossibilité pour un jeune couple de louer un appartement en centre-ville contribuent largement à créer cette vision totalisante qu'il existe un autre monde en France, dont tout un chacun peut jouir, sauf les affligés du stigmate maghrébin. La frustration est double : d'abord un sentiment que d'autres auront la place sans aucune raison valable, ensuite que soi-même on en est privé en propre depuis sa naissance.
Il est évident que juifs et musulmans devraient être sur le même bateau et faire cause commune contre le vieux fonds raciste français. Mais la situation en 2004 n'est plus celle des années 1980, qui ont vu l'avènement du Front national. La haine et le mal-être social se sont reportés inégalement sur les deux communautés, dont l'une, la juive, a vu son histoire française reconnue et légitimée. Les récentes commémorations et autres cérémonies officielles portant sur la seconde guerre mondiale ont en quelque sorte, et à juste titre, entériné l'identité juive française, dont la blessure de l'Holocauste restera toujours vive. Mais le même travail reste à faire sur le passif colonial français. Des millions de personnes sont mortes, des cultures ont été anéanties ou altérées, et les présences maghrébine et africaine en France ne sont que l'avatar de cette situation tragique.
Pourquoi, par exemple, les manuels scolaires qui décortiquent la seconde guerre mondiale font-ils l'impasse sur les guerres coloniales ou sur la torture en Algérie ? Pourquoi donc un élève juif peut-il se rendre dans une école publique avec une étoile de David autour du cou, alors que le foulard pour une jeune fille est considéré comme une offense à l'idéologie laïque ? Pourquoi insiste-t-on sur l'indifférenciation religieuse nécessaire dans les écoles publiques, alors que tous les congés sont basés sur le calendrier catholique ? Et cette loi indigne, de février dernier, ne consiste-t-elle pas à déclarer à un groupe particulier, sous couvert d'égalitarisme : "Vous n'avez pas votre place ici, votre religion est coupable - ou déshonorante" ?
Pour rendre les choses plus amères encore, l'antisémitisme est devenu le schibboleth de l'intelligentsia française. Aujourd'hui, en France, ce que cette forme de racisme particulière empêche de penser est une véritable éthique sociale. On semble sombrer à la fois dans le conformisme de la raison et l'irrationnel historique. Une démarche qui va dans le sens du stéréotype culturel qui figure le juif comme la victime et le musulman comme le suspect. Telle est l'admonition chez ceux qui voient de la racaille et du benladisme à chaque coin de rue.
Cette essentialisation illustre - ô combien - le fait que la France s'est figée dans une crise sociale pourtant tellement prévisible. Ce n'est pas un hasard si, en moins de deux ans, on a assisté à des faits divers où l'antisémitisme n'avait aucune pertinence mais surnageait, médiatiquement parlant, de par une vraisemblance des situations. Un peu comme les Fables de La Fontaine, qui seraient presque vraies, n'était le détail des animaux mis en scène. Décembre 2003 : deux élèves sont exclus du collège Montaigne, à Paris, pour "menaces à l'encontre d'un élève juif", sans qu'aucun témoin entendu par le conseil de discipline ne corrobore les faits. Janvier 2004 : le rabbin Farhi est victime d'une agression au couteau de quelqu'un "de type maghrébin", alors que l'enquête révélera que l'ustensile provenait de la cuisine des lieux. Juin dernier, à Epinay : un jeune homme juif est poignardé par un homme qui aurait crié : "Allah Akbar !" Huit autres personnes seront agressées de la même manière, y compris des musulmans, sans que les médias se rétractent sur l'annonce d'une prétendue visée antisémite dans le geste du déséquilibré.
Enfin, le 9 juillet, il y a eu l'histoire invraisemblablement vraie de Marie L. Tous les ingrédients sont là, jetés en pâture à un public acquis d'avance : l'arbitraire, la violence, l'indifférence et, bien sûr, l'identité des pseudo-coupables.
Le succès du récit de Marie L. provient de l'autoaffirmation d'un nouveau dogme français. On ne devrait plus parler de "clash des civilisations", mais plutôt d'un clash à l'intérieur de la civilisation. Il y a une telle saturation de la référence antisémite - et cela ne décrédibilise pas les réelles et trop nombreuses agressions qui ont eu lieu depuis le début de l'année - que le signe-racisme renvoie moins à une vraie situation (des individus attaqués pour leur identité juive) qu'à un autre signe : la mauvaise conscience française.
On peut reconnaître là la stratégie du pouvoir politique et intellectuel de la génération engagée après la seconde guerre. C'est le discours du Vel' d'Hiv' de Chirac oppposé à la francisque pétainiste de Mitterrand. Par quoi il ne s'agit pas de verser dans les clichés de la culpabilité nationale, sur le modèle allemand par exemple. Ce qui se fait en France depuis une dizaine d'années fonctionne différemment. On saccage la part d'avenir qu'il y a dans le présent. L'axe qui va de l'identité ethnique à la citoyenneté française est vulnérable au point qu'on l'évite et lui préfère le boulevard plus rassurant de l'altérité. Le terrain d'entente de la diversité culturelle et de la place de l'islam en France dédaigne les monuments et les mises au pas officielles.
Incorporer des Français issus de l'immigration maghrébine au sein du gouvernement ou bien créer un conseil du culte musulman aux ordres du ministère de l'intérieur n'a rien d'une politique d'intégration. Cela revient plutôt à peigner la girafe tout en prenant le public pour des imbéciles. Le vrai espoir réside dans l'égalité des chances et des droits, ce qui éviterait les fausses sorties et autres déconvenues, et formerait un sentiment d'intégration dans cette tranche sociale issue de l'immigration maghrébine qui a soif de reconnaissance depuis si longtemps.
Quand un homme politique d'envergure nationale est condamné pour corruption et détournement de fonds, ce n'est pas toute la classe politique qui se trouve mise à l'index. Alors pourquoi noircir tout un groupe pour les actes de quelques voyous, même imaginaires ? Au bout du compte, tout le monde a menti avec Marie L. Elle nous a ravi la parole.
Farid Laroussi enseigne la littérature française contemporaine et la littérature francophone du maghreb à l'université yale (connecticut).
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 20.07.04